La crise sanitaire mondiale due au coronavirus met à jour les tensions qui pèsent sur tous les secteurs de notre industrie. Nous l’évoquions en avril dernier, repenser nos chaînes d’approvisionnement devient une priorité pour maintenir un tissu industriel dynamique sur notre territoire. Et la pandémie met l’accent sur les difficultés d’un secteur encore assez peu connu du grand public et pourtant indispensable au quotidien de bon nombre de français : l’industrie pharmaceutique. Menace de pénurie ou difficultés d’approvisionnement pour des médicaments de première nécessité, incertitude sur la disponibilité à court ou moyen termes d’un vaccin… Comment transformer la production de médicaments sur notre territoire pour éviter de telles situation ? Notre dépendance aux marchés étrangers est-elle réversible et notre indépendance possible économiquement ? Nous vous proposons des pistes de réponses dans cet article.

La production pharmaceutique française et européenne dépendante de l’étranger

La chaîne de production d’un médicament est composée de plusieurs étapes. Comme pour de nombreux produits industrialisés, certaines parties du process de fabrication sont aujourd’hui réalisées à l’étranger. C’est le cas de la production des principes actifs (API pour Active Pharmaceutical Ingredient). Le principe actif d’un médicament est la substance (chimique ou biologique) qui provoque les effets thérapeutiques. Pour obtenir le produit fini (la pilule que l’on ingurgite ou le vaccin qu’on inocule par exemple), il est nécessaire de l’associer à des excipients. Il y a encore 30 ans, 80 % des principes actifs des médicaments autorisés en UE étaient produits en Europe. Aujourd’hui, ce chiffre s’est totalement inversé : 80 % des API utilisés en Europe proviennent de l’étranger, majoritairement de la Chine et de l’Inde.

Graphique adapté de l’Usine Nouvelle

Comme pour la majorité des secteurs industriels, la production de médicaments a subi les effets de la mondialisation. Les étapes de production à faible valeur ajoutée se sont vues progressivement délocalisées vers des pays émergents. Ainsi, en une dizaine d’année, la France qui était le premier fabricant de médicaments européen (en valeur de production) a chuté à la quatrième place, malgré 271 sites industriels pharmaceutiques sur son territoire. Les industriels européens sont allés s’installer où les coûts de production et salariaux étaient le plus bas. Un grand nombre de médicaments ont vu la fin de leur brevet arriver, actant leur passage sous forme de générique (forme bien moins chère). De plus, les politiques sociales tirent les prix vers le bas, incitant à produire à bas coûts. Enfin, les réglementations environnementales quasi inexistantes des pays émergents, comme la taille des marchés, ont fini de convaincre les industriels de la pharmacie. “ Produire en Inde ou en Chine c’est avoir accès à des centaines de millions de consommateurs ”, précise Marie Coris, chercheuse au GREThA, laboratoire de l’Université de Bordeaux, relié au CNRS, pour Les Échos. Elle ajoute : “ On a été très content d’aller polluer loin de chez nous ”. Les chiffres sont frappants : “sur les 206 traitements autorisés entre 2012 et 2016 par l’Agence européenne des médicaments (EMA), 16 sont usinés en France, contre 65 en Allemagne, 57 au Royaume-Uni et tout le reste en Asie” (source : Capital.fr). Les laboratoires chinois sont même montés en gamme et seraient d’ores et déjà en position de leadership dans les thérapies cellulaires.

Une dépendance qui va jusqu’à nous exposer à des risques de pénuries sur certaines molécules. Face à la première vague de contamination au coronavirus en France, en mars dernier, les services de santé ont été débordés et ont manqué de certains médicaments. En réanimation, on a dû trouver des alternatives à certains produits comme “les curares, utilisés pour relâcher les muscles avant l’intubation, le propofol, un anesthésique et le midazolam, un hypnotique”. Une situation exacerbée par la pandémie mais malheureusement existante depuis plusieurs années. En 2008, 44 médicaments présentaient des difficultés d’approvisionnement pour l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité des Médicaments et des produits de santé). Ils étaient 868 en 2018 et jusqu’à 1200 en 2019. Le Monde rapporte qu’un Français sur quatre a déjà été confronté à des difficultés pour acheter un médicament courant.

L’industrie apparaît encore une fois comme la base de nos modes de vie et indispensable à notre santé. Peut-on alors se passer de filières de production fortes dans ce domaine ? Comme le précise Vincent Touraille, président du Sicos Biochimie, le syndicat de l’industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie, pour Challenges.fr : “dans bien des cas, quand il y a une rupture d’approvisionnement sur un principe, c’est qu’un des intermédiaires, cinq ou six étapes avant la fabrication de ce principe actif, se trouve en rupture ”. En rupture… Ou avec une production à l’arrêt, comme cela a été le cas pendant plusieurs semaines suite à l’éclosion de la pandémie en Chine. David Simmonet, pdg d’Axyntis (leader de la chimie fine en France) et administrateur de Polepharma (premier cluster pharmaceutique en Europe) déclare à ce sujet : “Cette tension sur certains médicaments n’a pu être palliée que grâce aux stocks”.

Faut-il alors envisager une relocalisation totale de notre industrie pharmaceutique ?

Le défi de la relocalisation de l’industrie pharmaceutique

Pour l’ensemble des spécialistes, la réponse est unanime : “il est illusoire de penser que tout peut être relocalisé en Europe, et encore plus en France”. Les préconisations des professionnels du secteur sont, dans un premier temps, de sécuriser une partie de la production de principes actifs et d’intermédiaires stratégiques à l’échelle européenne. Vincent Touraille, cité plus haut, préconise de « récupérer 150 à 250 principes actifs sur l’Europe« . Un défi financier, mais pas seulement…

Il est important de raisonner en termes d’économies d’échelles. Imaginer une relocalisation totalement française n’aurait que peu de sens au vue de l’ampleur de la tâche. Marie Coris, précise ainsi : “ Ça n’a pas de sens que de vouloir produire en France tous les médicaments majeurs dont elle a besoin, ne serait-ce que parce que le marché est trop petit ”. Mais à l’échelle européenne, des solutions sont possibles. Cette dernière préconise donc l’installation d’une véritable politique industrielle européenne, sans concurrence entre les pays membres.

Rapatrier la production de toute ou partie de nos médicaments en France ou en Europe suppose également le retour d’une industrie polluante. Un “non-sujet” pour Philippe Luscan, vice-président exécutif de Sanofi, en charge des affaires industrielles globales, interrogé par L’Usine Nouvelle. Pour lui, “il ne peut plus y avoir de politique industrielle durable sans intégrer des critères de développement durable”, et “cela devrait être valable pour toute la planète”. Autrement dit, délocaliser une production polluante est une solution à court terme. Il s’agit ici de réaliser un pari sur l’avenir en repensant nos industries avec les contraintes de production respectueuses de l’environnement et de notre santé. Marie Coris souligne à ce titre : “ Ce qui est un peu paradoxal c’est que les normes environnementales en vigueur en France sont drastiques mais que lorsqu’il s’agit d’importer, on est déjà beaucoup moins regardant ”.

Une autre question soulevée sera donc l’arbitrage entre les productions relocalisées et celles maintenues à l’étranger. Certains estiment qu’il faudra miser sur les produits innovants comme la bioproduction. Mais l’enjeu devrait plutôt être de relocaliser les substances nécessaires et utilisées en nombre sur notre territoire. A ce titre, on peut citer l’exemple de Seqens, un leader du secteur français. L’industriel qui a réalisé 1,1 milliard d’euros de CA en 2019 est engagé dans les discussions avec l’État concernant la relocalisation totale de la production de paracétamol en France. Le groupe Sequens possède une usine chinoise qui produit la molécule, utilisée pour produire le médicament le plus vendu en France. A réfléchir, quand on sait l’investissement financier colossal qui serait nécessaire pour développer les biotechnologies par exemple. Hichem Jouaber, spécialiste de l’industrie pharmaceutique déclare ainsi : “La construction d’une usine de biotech coûte entre 1 et 1,5 milliard d’euros. En France, seul Sanofi pourrait faire un tel investissement seul”. Sans s’aventurer dans des technologies innovantes, les sites de production pharmaceutiques coûtent cher. Isabelle Fréret, représentante CFE-CGC de la branche industrie pharmaceutique estime que le coût d’une ligne de production peut atteindre des dizaines de millions d’euros.

Prise de conscience des acteurs gouvernementaux et industriels

Face à ces constats, des mesures ont été prises. En août dernier, Emmanuel Macron avait justement choisi l’inauguration d’un nouveau site de production de Seqens, dans les Hauts-de-Seine, pour présenter les investissements sur la relocation prévus au plan de relance annoncé suite à la crise sanitaire. Il annonçait alors que 15 milliards d’euros seraient destinés à l’innovation et aux relocalisations. Plus précisément, le chef de l’État annonçait « un milliard d’euros d’aides directes construites avec les industriels pour permettre, sur des sujets très précis, d’apporter l’aide de l’État pour relocaliser ». Concernant l’industrie pharmaceutique, le plan d’action était clair. Présenté comme un “secteur stratégique”, le gouvernement s’engageait à simplifier les procédures et réglementations en vigueur. Par exemple, « une réforme des autorisations temporaires d’utilisation au 1er janvier » a été annoncée. Le site de production visité au moment de ces annonces illustre parfaitement les engagements pris. Le leader Seqens a investi 30 millions d’euros sur un de ses sites centenaires pour améliorer ses performances et le rendre plus polyvalent. L’unité de production de Villeneuve-la-Garenne produit une quinzaine de principes actifs, utilisés à l’international, dont des anti-cancéreux. L’usine est un exemple en matière de savoir-faire industriel pharmaceutique français. L’innovation et la relocalisation de la production des médicaments les plus utilisés (même sans innovation) devront être menées dans le même temps.

Le plan d’action pour la relocalisation des industries de santé en France, présenté sur le site du gouvernement depuis juin, comprend trois grands axes, dont deux concernent directement l’industrie pharmaceutique – le troisième étant consacré à la recherche. L’objectif est assumé : “La reconquête de la souveraineté industrielle et sanitaire”. Un appel à manifestation d’intérêt doté de 120 millions est ainsi lancé, pour augmenter rapidement les capacités de production des médicaments nécessaires à la prise en charge de la Covid-19. Ce sont au total 200 millions d’euros qui seront mis en jeu pour le développement et la relocalisation des industries de santé (pour 2020, des fonds plus importants encore étant annoncés pour 2021). C’est la notion de résilience de nos industries de santé qui est mise en avant et qu’il s’agira de mettre en oeuvre dans les mois à venir pour mettre en oeuvre ce plan d’action. Le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, est cité ainsi : “ Le « jour d’après » doit être celui d’une indépendance et d’une autonomie retrouvées dans la production des biens essentiels. Nul ne peut concevoir que la France soit un jour dans l’incapacité de permettre à chacun d’accéder à des soins, à des traitements et à des médicaments.” Des propos appuyés par ceux de Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, reprenant les mots du chef de l’État : “Nous ne gagnerons pas la bataille économique ni la bataille sociale et sanitaire si nous ne gagnons pas la bataille industrielle”.

Certains professionnels de l’industrie pharmaceutique avaient pris des mesures en amont. Le groupement Polepharma est le premier cluster pharmaceutique en Europe et publiait dans son numéro de Pharmaceutiques de mai 2020, un article intitulé : “Les projets de relocalisation de l’industrie pharmaceutique s’accélèrent – Les voies exigeantes de la relocalisation”. Les efforts réalisés par le secteur lorsque la crise a touché la France y sont soulignés et les possibilités sur le long terme détaillées. Par exemple, David Simonnet déclare : “ Dans les années à venir, nous pouvons augmenter de 50 % nos capacités de production ”. Le document se clôture par un “pacte de relocalisation” de la chimie pharmaceutique, proposant “dix mesures concrètes […] pour recréer un tissu industriel performant et gagner en indépendance vis-à-vis de l’Asie”. 

Si les industriels soulignent la nécessité du soutien des pouvoirs publics, l’industrie pharmaceutique française et européenne est prête à investir et à adapter sa production et ses approvisionnements en conséquence.

Le point de vue d’une médecin généraliste

Nous avons sollicité Anne Petiot, médecin généraliste et rédactrice web médicale, afin d’avoir le regard d’un professionnel de santé sur le sujet. Elle nous apporte sa participation et étaye ses propos de chiffres éclairants.

En 20 ans , l’Europe a délaissé 80 % de la fabrication de ses médicaments. Ou plutôt 80 % de leurs principes actifs – appelés API – qui correspondent à la molécule produisant l’effet recherché. L’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) a dénombré pour la seule année 2019 plus de 1000 médicaments en rupture transitoire.

Au quotidien, 

  • auprès des soignants : la perte de temps est importante; et le pharmacien vérifie auprès de tous ses fournisseurs l’absence du produit . En cas de rupture avérée, il téléphone au médecin prescripteur pour lui demander un médicament de remplacement .
  • auprès des soignés : à la perte de temps (ordonnance présentée en soirée ou en début de week-end …) vient s’ajouter l’inquiétude : un produit de remplacement sera toujours différent .

Toutefois , notre dépendance sanitaire varie selon différents critères.

● le prix des médicaments

Les ruptures d’approvisionnement concernent jusqu’à aujourd’hui, les médicaments peu chers, dont les brevets d’exploitation sont passés dans le domaine public, tels que le paracétamol ou la miansérine, etc.

● le type de médicaments, qu’ils soient issus de la chimie ou de la bioproduction.

Les médicaments issus de cultures d’organismes vivants, à savoir les vaccins, les insulines, ou encore produits dérivés du sang; sont produits sur différents sites en France. Mais pour les produits plus récents, comme les anticorps monoclonaux ou les thérapies géniques ou cellulaires; la France dépend des USA,de la Suisse et de l’Allemagne .

● les prises en charge des patients concernés

Si l’on croise les données de patients chroniques de l’Assurance Maladie (SNDS) avec celles du G5 Santé qui regroupe les 8 plus gros laboratoires pharmaceutiques français, on constate que :

  • 80 % des patients coronariens reçoivent un médicament conçu et distribué par l’un de ces 8 laboratoires ;
  • 79 % des patients douloureux reçoivent un traitement antalgique de ce même regroupement pharmaceutique ;
  • 75 % des patients soignés pour une maladie de l’hémostase reçoivent des produits dérivés du plasma issu de ce regroupement pharmaceutique ;
  • 67 % des patients nécessitant un traitement anti-thrombotique prenne ce médicament conçu et distribué par un de ces laboratoires.

Merci au Docteur Anne Petiot, dont vous pouvez retrouver les écrits sur son blog : Retenir et Humaniser la médecine.

Sources et approfondissements
La relocalisation de la production de médicaments en cinq questions – Les Échos
Industrie, médicaments… pourquoi relocaliser nos productions stratégiques sera un sacré défi – Capital
La difficile relocalisation de l’industrie pharmaceutique – Le Monde
Principes actifs pharmaceutiques: peut-on les relocaliser? – Challenges
Pourquoi les pénuries de médicaments ont été multipliées par vingt en dix ans – Le Monde
Pourquoi et comment relocaliser la production de certains médicaments  ? – La Tribune
« Le phénomène de relocalisation avait démarré avant la crise du Covid-19 pour la pharmacie », assure Philippe Luscan, vice-président affaires industrielles de Sanofi – L’Usine Nouvelle
Industrie : Emmanuel Macron annonce 15 milliards d’euros pour l’innovation et les relocalisations – Le Figaro
Le plan d’action pour la relocalisation des industries de santé en France – Ministère de l’économie, des finance et de la relance
Les projets de relocalisation de l’industrie pharmaceutique s’accélèrent – Polepharma
Étude sur l’empreinte sanitaire et industrielle des entreprises du G5 Santé – Octobre 2020