zero waste shoes

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Stan Muraczewski s’est fixé un objectif ambitieux : rendre l’industrie de la chaussure la plus neutre possible pour l’environnement tout en étant économiquement viable et rentable. Il a pris conscience de l’impact du secteur lors de son expérience de responsable de production au Bangladesh. Depuis son retour en France, il entend bien faire bouger les choses et bousculer l’industrie de la chaussure. Il a créé Zéro Waste Shoes il y a tout juste un an et demi. Il nous présente ce projet et nous montre que des solutions existent, à la portée des industriels, pour conjuguer productivité et rentabilité avec les enjeux environnementaux actuels. 

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Bonjour Stan. Pourquoi as-tu décidé de lancer Zéro Waste Shoes ?

De 2014 à 2016, j’ai été responsable de production pour l’unité Chaussures du groupe Décathlon, au Bangladesh. J’y ai découvert l’industrie de la chaussure, pour la partie production, et me suis rendu compte qu’il y avait un vrai problème de gestion des déchets. Quand on fait une paire de chaussures, on coupe des pièces dans des rouleaux de tissus. Le patronnage n’est pas optimal et on obtient de nombreuses chutes textiles. J’ai eu la chance, ou la malchance, de tomber sur une déchetterie utilisée par des fournisseurs avec lesquels je travaillais et j’ai pu y reconnaître les chutes de mes rouleaux de tissus… J’ai réalisé que j’avais une responsabilité directe. Ces déchets étaient dans la nature, à côté d’un champ de riz, avec un fort impact environnemental et même sanitaire ! Les matériaux utilisés dans l’industrie de la chaussure sont traités avec des dérivés de l’industrie pétrolière : les pigments de coloration synthétiques, les différents polyuréthanes utilisés pour imperméabiliser les tissus… Tous ces produits sont lavés, finissent dans le sol puis dans les estomacs de ceux qui mangent le riz. Quand j’ai réalisé ça, j’ai voulu travailler sur le sujet chez Décathlon. J’ai donc lancé une première communauté autour de l’économie circulaire. L’idée était de monter une équipe pour travailler autour de ce sujet dans l’unité production Chaussures. J’ai porté le projet jusqu’à demander des fonds mais à ce moment-là je me suis retrouvé bloqué. Le directeur de l’unité n’avait pas encore cette stratégie de développement durable en tête (et encore moins d’économie circulaire, ce n’était pas le “buzz word” qu’on connaît aujourd’hui). Depuis, Décathlon a changé sa vision et ses pratiques et c’est une bonne chose. Mais à l’époque, j’ai choisi de quitter l’entreprise et de reprendre mes études en développement durable pour mieux comprendre le sujet. A la fin de ma formation, en septembre 2019, j’ai lancé le projet Zéro Waste Shoes.

Quels sont les objectifs du projet ?

Nous avons deux missions principales. 

La première est d’allonger la durée de vie des chaussures. Aujourd’hui on le fait principalement via des conseils en écoconception, en économie circulaire, auprès des marques de chaussures. Pour alimenter notre expertise sur le sujet, nous menons des projets pilotes. En 2020, nous avons mené une année de projet sur le reconditionnement des chaussures, de la collecte jusqu’à la remise sur le marché. C’est un projet qui a été arrêté en décembre dernier pour des raisons de rentabilité : nous étions incapables de standardiser le processus et surtout de revendre les chaussures assez cher pour être rentable . Cette expérience nous a permis de savoir à partir de quelle gamme de chaussures on est capable de faire du reconditionné aujourd’hui en France. Nous avons appris beaucoup et cela nourrit notre mission de conseil auprès des marques.

La deuxième mission est de trouver des solutions viables pour recycler les chaussures. Viables économiquement bien sûr, mais aussi environnementalement. Notre problématique c’est qu’aujourd’hui dans l’industrie de la chaussure, 24 milliards de paires sont produites par an dans le monde. Ce chiffre donne l’ampleur de la quantité de déchets induite, d’autant qu’on ne sait pas recycler les chaussures aujourd’hui. On sait les incinérer, les enfouir, les brûler… Il y a quelques initiatives à des niveaux industriels qui permettent de les broyer, d’en séparer des morceaux et de revaloriser les matières extraites. Mais ces matières sont principalement réutilisées en downcycling, leur valeur initiale étant perdue. Cela donne des aires de jeux pour enfants, des tarmacs pour aires de sport, etc… Et ce système pose des questions. D’abord, les additifs présents dans les semelles de chaussures se retrouvent dans ces aires de jeux, sont lavés par les eaux de pluie et terminent dans la nature. L’Anses a publié un rapport à ce sujet. Ensuite, aux vues des quantités de chaussures produites, si on envisage d’en récupérer ne serait-ce que 10%, on va rapidement recouvrir la Terre d’aires de jeux pour enfants… Cette solution est donc viable financièrement peut-être, mais sociétalement elle pose problème si on prend un point de vue plus large…

Zéro Waste Shoes veut trouver des solutions à la surconsommation et la surproduction de chaussures et ouvrir de nouvelles voies pour recycler ces chaussures. 

Comment les industriels peuvent-ils s’emparer de la question ? Quelles solutions y a-t-il pour réduire, à l’échelle industrielle, les impacts de la surproduction de produits et de déchets ?

Les questions sous-jacentes sont évidemment les limites planétaires, les limites des ressources naturelles renouvelables ou non. De manière générale, toutes les industries vont faire face à ces limites à plus ou moins long terme. Et si on y regarde de plus près, on réalise que l’industrie n’y est pas préparée. C’est la raison d’être du projet Zéro Waste Shoes, et c’est lié à son évolution. Aujourd’hui, on est de plus en plus sollicité sur l’aspect anthropocène : quid de l’industrie de la chaussure à l’heure de l’anthropocène ? Et ce, autant par les marques que par des cursus universitaires. Le projet se tourne vraiment sur l’aspect conseil et réflexion autour de ces sujets. Il y a une vraie demande en ce sens. Zéro Waste Shoes avait été pensé pour développer des solutions industrielles mais on s’y est peut être pris trop vite. Aujourd’hui l’industrie est seulement en train de prendre conscience qu’il y a besoin de changement. Seules certaines marques avancent sur le sujet. 

Pour autant, des solutions concrètes ont vu le jour. En 2019, nous avons développé une technique permettant de séparer, sur certaines typologies de chaussures, la semelle de la tige (partie haute de la chaussure), sans destruction et sans produits chimiques. Aujourd’hui c’est un procédé encore artisanal, pas encore industrialisé. Mais il permet d’obtenir une semelle en 100 % de pureté, ce qui est extrêmement intéressant par rapport aux machines de recyclage qui broient dans la masse. Sans ce procédé, on retrouve des contaminants dans les granulés obtenus, avec une possibilité d’utilisation réduite. On commence également à envisager de monter une filière complète de recyclage : de la collecte jusqu’à ressortir des nouvelles semelles. L’enjeu encore une fois étant d’être viable économiquement et environnementalement. Aujourd’hui, on travaille avec toutes les marques et types de chaussures. On est autant sollicités par des marques de luxe, des petites marques locales ou des grands noms internationaux : de la chaussure à talons, à la chaussure de sécurité en passant par la chaussure de ville… On a vraiment une problématique de filière qui concerne l’industrie de la chaussure de manière globale. Toutes les marques sont en train de chercher des solutions. Grâce aussi à la législation qui évolue. Les marques ne peuvent plus jeter leurs invendus aujourd’hui et doivent trouver des manières de les revaloriser. On veut les accompagner dans cette recherche.

Aujourd’hui, finalement vaut-il mieux concevoir des chaussures durables ou facilement reconditionnables ?

Pour nous, la meilleure chose est encore de concevoir des chaussures durables, avec une grande longévité, étant donné qu’on ne sait pas recycler une paire de chaussures en fin de vie. Il faut fonctionner de cette manière au moins jusqu’à que l’on soit capable de recycler efficacement. Notre positionnement est clair et on s’y attache dans nos conseils auprès des marques : dès la conception d’une paire de chaussures, il faut se demander quel est le cycle de vie que l’on veut lui donner. Veut-on faire une chaussure facilement réparable ? Pour cela la construction doit aller dans ce sens, les composants doivent être à disposition de cordonniers sous-traitants ou un système de réparation doit être monté en interne… D’autres cabinets de conseil en éco-conception ont seulement une approche de matériaux utilisés. Mais c’est seulement une des entrées du prisme de l’éco-conception. Zéro Waste Shoes se pose vraiment la question du cycle de vie donné à la chaussure. Des études récentes sur les cycles de vie (ACV = Analyses de Cycles de Vie) ont été menées sur des chaussures produites en Asie. On constate que 90% des émissions de CO2 viennent de la production de la matière. Alors évidemment dans la majorité des pays producteurs Asiatique le mix énergétique n’est pas le même qu’en France : ce sont des centrales à charbon et au gaz qui tournent à plein régime… Mais, pour ces ACV, la partie usage de la chaussure est basée sur une utilisation moyenne de un à deux ans maximum par paire. Et cela représente une écrasante majorité des chaussures sur le marché !

Quoi qu’il en soit, il faut vraiment se poser les bonnes questions dès la conception des produits. Si une marque décide de produire des chaussures réparables, il faut les concevoir pour qu’elle le soit facilement, surtout si on veut le faire en France. Se pose aussi la question du modèle économique : comment je vends mes chaussures ? Une étudiante m’a interpellé récemment lors d’une intervention à Grenoble dans un cursus Science et Design. Elle m’a fait remarquer qu’une paire de chaussures à 300 €, c’est cher. Mais c’est là que tout le travail est à faire pour les marques et le marketing, sur la distinction entre prix de vente et prix d’usage, qui sont deux notions différentes qui doivent être explicitées aux consommateurs dans les années à venir.

Dans quelques années, des marques proposeront des nouvelles manières de produire des chaussures, des nouvelles manières de réparer. On peut imaginer par exemple des semelles avec des bandes d’usure, un peu comme sur les pneus. Quand la bande l’indique, on va chez le cordonnier. Si la bande est facilement déclipsable, on en remet une et c’est reparti. C’est à penser en amont et on le verra assurément émerger dans les prochaines années.

Avez-vous des exemples de modèles de production vertueux existant déjà dans l’industrie de la chaussure ?

On peut citer un exemple que je connais assez bien, celui de la marque Paraboot, basée en Isère. Leurs chaussures sont increvables ! La marque existe depuis plus de 100 ans et produisait initialement des chaussures agricoles pensées pour durer toute une vie, donc des produits vraiment qualitatifs. Aujourd’hui, pour un budget de 400 €, vous pouvez avoir chez eux de belles chaussures qui durent des dizaines d’années, si bien entretenues et ressemelées. Dans le cas de Paraboot, la réparation est outsourcée. La marque s’appuie sur un réseau de cordonniers sur le territoire français. Ils scellent des partenariats avec des professionnels pour s’assurer que ceux-ci savent réparer leurs chaussures.

D’autres modèles existent. La marque J.M. Weston par exemple ont en interne un outil de production adapté à la réparation et les compétences nécessaires. On peut leur renvoyer leurs chaussures usées et la marque fait les réparations. Le groupe Eram travaille de la même façon avec la marque Bocage. Ils récupèrent les chaussures, les remettent en forme pour les revendre d’occasion. La marque Veja a monté le projet Darwin, à Bordeaux : ils ont ouvert leur propre cordonnerie. Ils ont donc intégré la compétence chez eux. Ou encore VivoBareFoot qui a un système de collecte qui récupère les chaussures, les envoie chez des réparateurs et les renvoie au consommateur. 

Il y a plusieurs modèles qui sont en train d’émerger. Et je dois dire que je ne sais pas encore celui qui aura le plus de succès. Celui qui aurait le plus de sens est évidemment pour moi celui de Paraboot : sceller des partenariats avec des cordonniers, remonter cette branche de compétence, et recréer ces différents pôles en local. Les cordonniers maillent le territoire français aujourd’hui. Ils sont 3 500, contre 7 000 il y a 10 ans. Et la plupart d’entre eux sont des enseignes multiservices sans savoir-faire métier. Ce modèle, en économie locale, évite à la chaussure de prendre plusieurs camions, d’aller jusqu’à un entrepôt central où elle serait réparée de manière industrielle… Du point de vue de l’intensité énergétique, donc du changement climatique, ce serait la meilleure solution. D’autant que la réparation de chaussures est encore difficilement standardisable. On a pu l’observer sur le projet pilote de récupération de chaussures. On s’est rendu compte que les types de réparation étaient peu nombreux mais que chaque modèle de chaussure avait sa particularité. 

Finalement, quelles leçons tirer du projet Zéro Waste Shoes ?

La problématique est globale. Le sujet est le même pour l’industrie textile par exemple. On ne sait pas non plus recycler les déchets textiles. Les rares usines capables de le faire ont des capacités faibles. Et la demande de fil recyclé en France est très faible aussi… C’est le serpent qui se mord la queue. Il faut inverser le problème pour en faire un cercle vertueux et c’est possible. 

La question de la durabilité est l’enjeu. Il faut savoir que la législation européenne est en train de déployer sur les textiles et chaussures le PFE, Product Environmental Footprint, l’affichage environnemental produit. Décathlon travaille sur le sujet depuis plusieurs années avec l’Ademe. On aura donc bientôt en face de nos produits textiles et chaussures, un score, comme le nutri-score, traduisant l’impact environnemental du produit. Mais ce scoring ne prend que la partie production en compte, la durée de vie ayant un coefficient bien moindre dans le calcul du score. L’équilibre ne sera pas fait sur la durée de vie des chaussures…

Selon moi, le design est la clé. Pas seulement le dessin du produit mais vraiment le modèle économique. Quel est le marketing que j’utilise auprès du consommateur ? Est-ce que je lui vends une chaussure facilement recyclable ou une chaussure dont il va tomber amoureux et avoir envie de l’entretenir ? Le design pour moi est la clé et c’est la leçon que je tire des un an et demi de Zéro Waste Shoes. La clé pour changer de modèle, avoir une approche industrielle, locale et active pour les consommateurs aussi… 

L’industrie de la chaussure, comme toutes les industries, se retrouvera contrainte face à des dilemmes énergétiques et des ressources. Il faut se réinventer, soit petit à petit, en posant une stratégie dans le bon sens dès maintenant, soit cela risque de se faire dans l’urgence. Certains acteurs sont en avance, d’autres bien moins. Un groupe de leaders est en train de tester l’industrie de la chaussure de demain, d’autres copient en faisant du green washing, et d’autres encore sont trop en retard et ne s’emparent pas de ces sujets car ils veulent juste faire croître les volumes de vente… Mais les choses bougent dans le bon sens globalement !

Merci à Stan Muraczewski, vous pouvez retrouver le projet Zero Waste Shoes sur leur site internet.

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Sources et approfondissement :
Parole d’entrepreneurs : Stan Muraczewski, Zéro Waste Shoes – Entreprendre Quoi qu’il en coûte ? – Hublo Festival.fr
Notre vision – Zero Waste Shoes
Zero Waste Shoes : La réparation de vos chaussures a-t-elle des limites ? – Stan Muraczewski
Il veut réinventer les chaussures pour mieux les recycler – Le Progrès.fr